CONTRE CULTURE
L’extrêmement intéressante exposition « Contre cultures 1969-1989 – L’Esprit français » à la Maison Rouge laisse le visiteur au bord du désarroi, et avec une lancinante question à l’esprit : dans quelle trappe la contre-culture française a-t-elle bien pu tomber ?
Il y a d’abord l’abîme qui sépare les années en question avec notre temps ; comment le caractériser ? C’est comme si, en à peine 20 ans, disons 30 en datant l’effondrement, comme l’exposition le suggère, à 1983, la contre-culture française était passée de son apogée et d’un foisonnement furieux à un âge de vacuité quasiment totale.
Il faut dire que ce que l’exposition fait également apparaître, c’est que pour qu’il y ait une contre-culture, il faut qu’il y ait une culture assez proéminente pour qu’on puisse s’y opposer. Il y a entre culture et contre-culture une tension dialectique, parfois même incarnée par les différentes facettes des mêmes personnages, comme par exemple Michel Foucault, Roland Barthes, ou Jacques Lacan, tour à tour agents de la culture bourgeoise au Collège de France ou à la Faculté de Droit, et acteurs de la contre-culture, comme dans ce cliché de Roland Barthes accoudé au comptoir du Palace.
Je ne fais pas partie de ceux qui pensent que la pensée française s’est effondrée après 1983. Mais la culture française est sortie de la lumière, et n’a plus bénéficié de l’éclairage des projecteurs après cette époque. Prenons l’exemple de la philosophie. En 1980, en plus de Barthes, Foucault et Lacan, Derrida, Deleuze, Levinas, Ricoeur, Aron, Lévy-Strauss, Sartre et Beauvoir sont encore en vie, et sont des personnages publics de premier plan. Les philosophes français contemporains, par exemple Jean-Yves Béziau ou Pascal Engel sont totalement inconnus du grand public. Il y a bien quelques commentateurs de la philosophie qui ont acquis quelque notoriété, mais ils n’ont pas fait œuvre de philosophie eux-mêmes.
On m’objectera qu’il y a d’autres formes de culture que la culture intellectuelle, a fortiori que la philosophie, qui peut apparaître comme la forme suprême de l’intellectualisme. Eh bien, en ces temps de débats houleux sur l’esprit et l’identité française, je risquerai l’hypothèse suivante : tandis que d’autres pays que la France ont pu construire une puissante culture en dehors de la culture intellectuelle, par exemple l’Angleterre et les Etats-Unis, et donc, d’ailleurs des contre-cultures spécifiques à ces cultures non intellectuelles, la France n’a jamais été capable de faire puissamment émerger sur sa scène médiatique sa culture populaire, bien que celle-ci existe et soit en fait très développée. Et c’est sans doute parce que, pour les Français, et en particulier les élites médiatiques, la culture intellectuelle est la seule qui soit réellement légitime.
En Angleterre et aux Etats-Unis, lorsque dans le cadre de mon activité de conseil en communication, je parle de « contexte culturel », mes interlocuteurs comprennent que je fais référence, suivant le cadre de notre discussion, aux pratiques civilisationnelles, les us et coutumes, aux différences régionales, à la culture populaire dominante, par exemple les mouvements musicaux. Anglais et Américains n’ont rien à objecter par exemple à ce qu’on décrive les reality shows comme une manifestation de la culture contemporaine, pour eux, les réseaux sociaux sont un phénomène culturel.
En France et pour beaucoup de Français, la culture signifie en réalité la culture avec une majuscule, l’ensemble des choses dont on peut légitimement parler dans l’enceinte de la rue de Valois. Même si l’usage de la culture avec un « c » minuscule se développe pour décrire la production de contenus et d’habitudes au sens anglais ou américain du terme, les évocations immédiates restent associées à la culture académique.
Il y a en France une impuissance à véritablement célébrer la culture populaire, et donc également, la « contre-culture populaire », à les médiatiser et à les exporter pour assurer le rayonnement de la France. N’est-il pas inquiétant, par exemple, que les chanteurs français aujourd’hui connus aux Etats Unis soient Piaf, Aznavour et Montand ? Alors que le pays, jusqu’aux années 60, avait une capacité bien développée à médiatiser et même exporter sa production dans ce domaine, avec la chanson française, (la chanson « St Germain » par exemple), le théâtre, (le boulevard), l’opéra comique, les chansonniers, etc…, ces formes culturelles, même si elles subsistent à l’état de reliques, ont été remplacées dans le media « mainstream » par des formes culturelles étrangères, pour l’essentiel adoptées ou importées de la culture américaine : la série TV (de loin le genre dominant), le one man show, la pop music copiée sur les genres musicaux US, le roman « à l’eau de rose » (rebaptisé romance) à l’américaine. Il n’y a guère que dans le cinéma, avec la comédie à la française, qu’une écriture nationale connait les honneurs médiatiques.
Tandis qu’aux Etats Unis, en particulier, la culture populaire a vu foisonner les mouvements de contre-culture (avec, par exemple en musique, le hard rock, le rap, le hip hop, ou des mouvements de style de vie, comme les hipsters, la culture autour du surf, et même des contre-cultures politiques, par exemple Occupy Wall street, etc…), en France où la consommation culturelle est une consommation de culture importée, les contre-cultures médiatisées se sont également inscrites dans une logique d’importation, comme avec le rap.
Pourtant il y a en France une culture populaire vivante, mais elle reste fragmentée et médiatiquement silencieuse, ne bénéficiant pour ainsi dire d’aucune couverture médiatique nationale. D’abord il y a l’incroyable vivacité des cultures régionales et locales, bretonne, celtique, corse, catalane, basque, etc… avec une multitude de manifestations locales, de concerts musicaux et d’évènements populaires (courses de vache, défilés, etc…). Il y a aussi l’extraordinaire explosion de festivals locaux, musicaux, culinaires, théâtraux, festifs, si bien qu’en été chaque région a son lot de manifestations locales, au demeurant extrêmement populaires, mais presque toutes dénuées d’échos nationaux, à l’exception, bien entendu des festivals relatifs à la « grande culture », Avignon, Aix, Orange, Grange de Meslay, Roque d’Anthéron. Et puis, il y a aussi d’innombrables initiatives pour émuler une culture populaire d’avant-garde, comme avec le cirque, le spectacle de rue, le théâtre vivant, celles-ci étant même souvent soutenues par les autorités culturelles, mais, là encore, sans résonance nationale d’importance. C’est comme si ce foisonnement ne parvenait pas à remonter au niveau des medias nationaux, sans parler bien entendu de portée internationale.
Bien entendu, toutes ces cultures parcellaires restent trop fragmentées pour pouvoir générer quelque contre-culture que ce soit.
On peut s’interroger sur les choix de politique culturelle en France. Dans le monde, la France est parmi les pays qui consacrent le plus d’argent public à la culture, et les autorités culturelles s’enorgueillissent du poids exceptionnel du secteur culturel dans l’économie nationale. Toutefois, cet investissement public se porte, à l’exception du cinéma, sur des productions culturelles choisies selon des critères élitaires, qu’il s’agisse de productions de « haute » culture, ou, paradoxalement, de productions de culture populaire, où l’argent public est investi sur des productions « d’avant-garde », comme nous l’avons noté plus haut.
Mais surtout, l’investissement public, pour colossal qu’il soit, va principalement à la production, et néglige, pour toutes sortes de raison, la diffusion. Volonté de contribuer à « l’emploi culturel », souci de promouvoir la diversité et la profusion plutôt que de voir s’imposer quelques « best-sellers », le résultat est un secteur subventionné foisonnant et sans écho qui lutte à armes inégales avec un secteur d’importation qui utilise massivement tous les outils possibles de diffusion.
Revenons à ce qui a fait la spécificité des contre-cultures des années 70. Ce qui marque dans le matériel proposé par l’exposition, c’est la liberté de ton et de thème, et l’on ne peut s’empêcher de penser que la majorité du matériel exposé se heurterait aujourd’hui à une forme ou une autre de censure, qu’elle soit légale ou auto-infligée au nom du politiquement correct. La liberté du discours des années 70 nous interpelle. Et pourtant, une telle liberté existe aujourd’hui, ne serait-ce que dans les expressions des contre-cultures d’origine américaine (le rap par exemple). Ce qui nous paraît aujourd’hui anachronique dans le contexte français, c’est que la pensée, ou la réflexion militante et engagée puissent emprunter un discours si peu soucieux de « bienséance ».
Les contre-cultures ne naissent pas de l’adoration béate du consensus. Une société qui célèbre l’unanimisme ne produit pas d’idées innovantes, iconoclastes. Les idées neuves naissent de la polémique, de l’opposition, de la joute. Il faut bien reconnaître que le dynamisme de la culture populaire et aussi élitaire aux Etats Unis, est le résultat d’une société qui est le théâtre de violentes polémiques et de désaccords brutaux quant au bien commun, aux valeurs, et in fine, quant à l’essence même de l’Américanité.
Les français disent aspirer à ce que leur pays rayonne à nouveau. Le rayonnement d’un pays, et c’est évidemment particulièrement vrai pour la France, ne résulte pas de la compétitivité de son taux horaire de productivité, mais de l’intensité de son activité culturelle. Et, nous le pensons profondément, de ses contre-cultures.
La culture, et la contre-culture françaises peuvent connaître une renaissance, mais cela suppose plusieurs conditions : premièrement, remettre la grande culture dans la lumière, au lieu de ses vulgarisateurs. S’assurer de la diffusion des œuvres, sans se soucier seulement de leur production. N’est-ce pas là la mission d’un service public audio-visuel ? N’avons-nous pas un devoir, à ce jour négligé, de diffuser et de publiciser les artistes, les écrivains et les penseurs qui tentent non pas de se conformer aux besoins de la machine médiatique, mais de faire progresser leur art, et la pensée ?
Deuxièmement, permettre la ré-émergence d’une culture populaire authentique dans le champ médiatique : une politique d’investissement public dans le champ culturel ne devrait-elle pas comporter une médiatisation forte de la production de formes originales ? Faut-il réguler et limiter l’importation de contenus étranger, ou bien plutôt diffuser puissamment les contenus nationaux ? Faut-il continuer à subventionner les œuvres qui se contentent d’adapter des formes importées ? Une diffusion volontariste de la culture populaire française n’est-elle pas une ambition salvatrice pour rendre les aides publiques légitimes et compréhensibles ? Et ne serait-ce pas un usage cohérent par rapport aux fonds qui sont investis par les autorités culturelles dans des projets d’avant-garde ?
Troisièmement, et c’est peut-être le plus difficile, il est nécessaire de favoriser l’émergence de débats dans le champ culturel, de disputes, et de polémiques, ou tout du moins d’accepter que ces batailles, ces oppositions, ces conflits sont les manifestations d’un esprit en vie et le terreau indispensable pour que se lève la sève créatrice, car le bouillonnement des idées ne s’accommode pas du consentement niais à un statu quo médiocre. L’émission de Michel Polac, Droit de Réponse, a joué dans les années 80 un rôle considérable pour favoriser l’existence et la virulence de la vie intellectuelle française. De tels forums, dans le contexte d’aujourd’hui, sont la condition sine qua non d’une renaissance culturelle en France : irritants, exaspérants parfois, passionnants, engagés, enthousiasmants, paradoxaux et féroces.
Les français le voudront-ils, ou voudront-ils continuer d’être un marché export pour la bien pensance lénifiante née du mirage de divertissement supposé soulager les peuples du terrible mal de crâne qu’il y a à réfléchir ?
Christophe Abensour, Les Echos, 24 mai 2017